Soudain le soir tombe (ébauche de roman-Feuilleton)

©Johan Kokof, 2015
©Johan Kokof, 2015


Je marchais sur le sable fin et c'était la plage la plus longue d'Europe. Il faisait beau. Le sable n'était pas si fin que ça, mais la phrase était plus jolie ainsi; plus plage.

 

"Mauvaise accessibilité depuis l'Europe occidentale", écrit le dictionnaire en ligne le plus populaire du monde. Voilà ce qu'il me fallait.

Je n'aime pas mes semblables. Je cherche la solitude des rencontres. J'aime les gens qui ne me racontent pas mon monde. Et pour moi c'est ici que tout a commencé. Je suis un Asiate. Un décolonisé. Un révolté de toutes les pauvretés. Un amant de mon mariage. Je hais les faux-semblants. Je suis un avocat du diable, et peut-être un démon, sachant que le bon dieu n'existe pas chez ceux qui n'aiment pas. Le démon n'a que faire de ses semblables.


J'aime les courants d'air dans mes chambres d'hôtel. Je les provoque sciemment en ouvrant les fenêtres et ils agonisent dans le système d'aération d'une salle de bains ou le siphon d'une baignoire; ailleurs, le bal continue de tourbillonner en secret. "Fuiii.. ffffuiiiii... fuiiiiiieee." Silence. Et recommence. 

 

Je marche et c'est le mouvement abhorré de la lumière. Le mouvement et la lumière sont opposés. La sensation de cette séparation est à prendre sérieux. C'est un sport extrême, douloureux mais jouissif.  Peu connu.

 

Le vent du nord-est se lève; il souffle de plus en plus fort aux alentours du phare. Un vent fort et cru provenant de la steppe, qui m'annonce franchement le temps qu'il fait. Et c'est celui des résistants. Il m'en faut, du courage, pour résister à ce vent. Il vous emporte facilement vers les régions d'où l'on ne revient pas.

 

Non loin de ma balade se promenaient aussi Lermontov, Tolstoï, et Pouchkine; l'Histoire qui finit toujours en bagarre devant les bistrots; et des légendes à perdre le sens des réalités. Comme cette statue d'imitation grecque, mettant aux prises un Argonaute avec un mouton à la toison d'or - Jason, je suppose. Devant des escaliers qui ressemblent à ceux d'Odessa, donc Eisenstein, la scène du landau... Que voulez-vous faire, quand vous venez après l'Antiquité? La République de Gênes? Les Ottomans?... Et les armées nazies qui ont tout rasé, composées de SS allemands, roumains et d'opportunistes locaux! Ils ont même extrait de la terre noire (tchernozem) de ce lieu, une terre réputée riche et fertile, pour l'emporter en Allemagne. Des immenses trous en témoignent encore.

 

©Johan Kokof, 2015
©Johan Kokof, 2015

 

"Tonnerre de Brest!" me dis-je alors que le soir tombe. Ou la nuit? Je ne sais pas pourquoi la nuit tomberait plutôt que le soir, je réfléchis en marchant. C'est le soir qui tombe, La nuit survient.  La nuit s'installe en un clin d’œil, le soir est vaincu; il tombe; et je suis perdu! Je marche de plus belle, en avant, en arrière, de côté dans ce dédale de ruelles. Cette ville me fait penser à Brest, à cause du même destin guerrier et d'une collision de souvenirs.

La seule façon de se trouver est de se perdre.

 

Je marche dans les ruelles sombres et peu à peu me détache de moi. Je marche dans la nuit qui avance aussi en moi. Je marche en moi et me retrouve ailleurs qu'autrefois, mais dans les mêmes pensées, les mêmes sentiments, les mêmes sensations.... Une lueur de belvédère me rappelle la lune interrogée à travers la lucarne, chez moi, avant de m'endormir, à l'âge où je ne parlais pas encore.  Je revis comme au premier instant cette angoisse de ne pas savoir si je retrouverai mon chemin - ou ma maman, mes êtres les plus chers - tout en ayant la certitude de ne l'avoir jamais quitté; j'ai l'intuition de reconnaître le chemin mais la pensée de n'avoir pas souhaité y être jeté... Vous pourrez discourir tout le temps que vous voudrez: raison et conscience sont deux choses bien différentes!


"Vous, qui venez de l'étranger et dites que vous aimez la Russie, ce n'est pas vrai. Vous aimez l'aventure en Russie, mais vous ne pouvez pas aimer la Russie, où il n'y a pas de sécurité sociale, pas d'assurance médicale, pas de protection individuelle. Vous, vous savez que vous pouvez toujours retourner chez vous."

Je sors un moment pour réfléchir. Elle a raison. Mais pas plus que moi. Une Américaine défavorisée pourrait me tenir le même discours - avez-vous déjà compté le nombre d'Américains qui ne sortent jamais de leur pays, par impossibilité ou suffisance? Toutes ces représentations ne sont dues qu'aux déformations de la réalité par ceux qui maîtrisent les outils de la communication et peuvent mettre l'éclairage où bon leur semble. Rien n'est réel en dehors de la rencontre vis-à-vis., qui se complète et se comprend dans la perte - le temps qui passe ou la séparation. Le flux continu et permanent d'informations qui prétend remplacer cette relation est proprement... démoniaque, voué à la destruction ou à la folie.

Elle essaie de se mettre à ma place et je fais réciproquement le même exercice.
Je lui réponds qu'à l'inverse je doute qu'elle puisse aimer un autre pays que le sien, il lui manquerait aussi quelque chose. C'est incomparable et une lapalissade en même temps. Le dilemme du voyageur ou du sédentaire, qui n'est résolu, idéalement, que par des simples d'esprit... Elle m'a confronté à mon origine absurde, momentanée, transitoire...

Suit une discussion avec cette photographe russe qui travaille au même sujet que moi, avec ses compagnes journalistes venues de Moscou  Elle est belle d'une certaine façon, connaît toutes les herbes de la nature, évoque son enfance passée chez sa grand-maman à la campagne. Elle a attrapé un criquet pour me montrer ses ailes rouges. Rien à voir avec la poupée russe de ces films débiles.

L'équilibre est instable. Je n'ai plus l'âge de chercher à séduire. Je m'en fous. Elle me demande si j'ai des enfants. je lui réponds, oui, deux. C'est intéressant, elle ne me demande pas si je suis marié d'abord. Elle est vraiment belle naturellement. D'un sourire et d'un regard à elle, sans aucun mystère, au contraire, c'est la vie personnifiée, cela peut rendre fou. Mais je la regarde d'une manière presque indifférente, je m'intéresse à ce qu'elle pense. Je m'intéresse à ce que pense une jeune fille, belle naturellement, et intelligente au point de garder cette force de caractère, cette personnalité qui la rend si originale à mes yeux. Elle n'est pas comme dans mon pays. Elle ne pourrait pas être de mon pays. Elle ne peut être que d''ici, d'où elle vient, et vers là-bas où elle voudrait être. On ne peut pas l'approcher et lui parler sans partager sa fantaisie. Elle est très attirante, en ce sens.